Taxonomie de joueurs
La taxonomie (ou taxinomie, les deux s’écrivent) est la science de la classification. Son but est d’organiser et de classer les organismes vivants. Passionnant non ? L’un des premiers articles que j’ai dû étudier à l’université s’intitulait « Une taxonomie de taxidermiste ». Je serai aujourd’hui bien incapable de me souvenir de l’auteur, mais en gros l’article traitait des problèmes que peuvent soulever cette classification, et de la perception de cette dernière auprès de peuples traditionnels. Leur classification s’axait sur quelque chose de très tangible : les choses bonnes ou mauvaises à manger, les animaux qu’il ne faut pas énerver… Très loin donc de notre système de classement pyramidal. Mais assez d’ethnologie pour le moment, comme vous vous en doutez à la lecture du titre de ce billet, je vais aujourd’hui – encore une fois – parler surtout du domaine qui nous intéresse : le jeu.
Lorsqu’on pense classification dans le domaine du jeu vidéo, plusieurs choses viennent à l’esprit. On peut tout d’abord penser au système PEGI, qui « protège » nos petites têtes blondes des dangers d’un GTA lorsqu’on a 12 ans. On peut également penser aux innombrables classements de jeux et regroupements par genres (RPG, FPS, RTS, « indie retro sega style plateformer »…). Ce n’est toujours pas de cela qu’il sera question aujourd’hui, mais on se rapproche. Ouaip, aujourd’hui on va essayer de s’attaquer au magnifique clivage qu’il peut exister entre hardcore gamer, casual gamer, social gamer, et sans doute plein d’autres termes tout aussi peu utiles. J’ai déjà évoqué la guéguerre qui existe dans le milieu du jeu (et plus particulièrement du joueur), mais je vais quand même me répéter un peu ici. L’humain aime classer, c’est un exercice auquel on se livre tous quotidiennement. Ranger les choses, les personnes ou événements similaires ensembles dans le but d’y trouver un pattern. C’est certes extrêmement simplifié, mais ça aide à comprendre le principe. Je n’échappe pas à ça, loin de là. J’adore les cases, j’adore pouvoir ranger des éléments dedans et ensuite essayer de comprendre comment tout ça marche. En revanche, je suis assez peu fan de la dichotomie hardcore/casual. D’une part parce que ça reflète à mon avis assez peu la réalité, et d’autre parce que ces deux termes sont aujourd’hui utilisés quasi-exclusivement de façon péjorative par l’un ou l’autre groupe. Fort heureusement, des travaux dans ce domaine il y en a quelques-uns, et une fois n’est pas coutume, je vais de nouveau ici me contenter de présenter ce que d’autres ont écrits sur le sujet. A commencer par le test de Bartle.
Désormais bien répandu en Europe, un système qui classe les jeux selon la tranche d’âge cible des joueurs, mais aussi du type de contenu.
Basé sur une publication de Bartle, ce fameux test est en réalité une production de Erwin Andreasen et Brandon Downey datant du début des années 2000. On peut ne pas être d’accord sur le système ou sa pertinence, mais on peut néanmoins reconnaître qu’il a l’avantage de classer les joueurs d’après quelque chose de très concret : ce qu’ils viennent chercher dans un jeu. Dans sa version la plus simple, il existe quatre catégories distinctes que je ne traduirais pas ici : Killers, Achievers, Socializers, Explorers. Ces dernières ne sont pas exclusives, le test répartit 200 points et vous donne votre pourcentage pour chaque catégorie. Comme toujours avec ce type de test, pour obtenir un résultat le plus précis possible, il est nécessaire de le faire plusieurs fois et d’effectuer un genre de moyenne de tous les tests. Si vous êtes familier avec le test de psychologie Myers-Briggs (ce dont je ne doute pas, c’est à la mode en ce moment), le principe est similaire. Mais qu’est-ce qui se cache derrière ces catégories au final ? Pour faire simple :
– un Killer cherche la compétition avec d’autres joueurs, il ne veut pas simplement prouver qu’il est le meilleur, mais qu’il est meilleur que vous.
– un Achiever cherche à battre le jeu, à atteindre les fameux « 100 % », a remplir tous les défis proposés par un jeu y compris ceux n’apportant aucune récompense autre que le simple mérite.
– un Socializer lui cherchera (ô surprise) avant tout le contact humain. Le jeu n’est au final qu’un média qui lui permettra de rencontrer de nouvelles personnes, de s’intégrer à une communauté.
– un Explorer est lui avant tout présent pour tester les limites d’un jeu, que ce soit les secrets de son « lore », dénicher des bugs rigolos ou des endroits cachés.
J’aime assez ce système mais le trouve encore un peu restreint. Certains profils de joueurs étant plutôt difficiles à caser dans ce cadre encore assez dichotomique. Néanmoins ça ne l’empêche pas d’être à l’heure actuelle pas mal utilisé, voir même dans certains cas d’être un réel élément de gameplay au sein d’un jeu (cf ici le récent Wildstar et son système de path, basé sur cette classification). A titre purement informatif, d’après ce test, je suis un un KASE à 60/53/47/40 %, ce qui est au final pas trop loin de la vérité, puisque ce que je cherche avant tout dans un jeu c’est la compétition (et bien évidemment un palliatif à mon manque d’achievments dans la vrai vie !).
Le diagramme de Bartle. C’est pas très joli, mais c’est ce que j’ai trouvé de mieux.
Mais il y a une autre personne dont j’affectionne tout particulièrement le travail et dont le système de classification n’est jamais réellement sorti du jeu pour lequel il a été pensé à la base. Il s’agit du boulot de Mark Rosewater, game designer connu pour son travail sur le jeu de cartes à jouer et à collectionner, Magic the Gathering. Vous m’entendez parler assez régulièrement de ce jeu, et c’est pour une raison toute simple : il s’agit pour moi d’un des plus beaux exemples de game design à ce jour. Et je ne dois pas être le seul à penser ça, puisque le jeu a aujourd’hui 20 ans, n’a jamais été aussi joué dans le monde et la sortie de chaque nouvelle extension bat les records de la précédente. Cette fois-ci je vais parler non pas du jeu, mais d’un mec qui est en bonne partie responsable pour ce qu’il est devenu aujourd’hui. L’article initial date de 2002 et Rosewater, alors homme de lettres, travaillait dans un domaine où il était surtout question de nombres. Il en est venu avec son équipe à créer trois profils psychographiques pour caractériser les différents types de joueurs de Magic. Ce travail a pris un paquet de temps, et est le fruit d’une enquête aussi bien quantitative (questionnaires, étude de base de données…) que qualitative (entretiens, analyse de récits de joueurs…). Les trois profils qui sont sortis de tout ça portent trois prénoms rigolos : Timmy, Johnny et Spike. A la base uniquement pensés dans le cadre du jeu Magic, il n’est cependant pas très difficile d’extrapoler un peu et d’en sortir les profils de joueurs suivants :
– le Timmy cherche les actions d’éclat, les choses grosses et impressionnantes. Comme beaucoup de joueurs il veut gagner, mais valorisera bien plus ses victoires si ces dernières sont éclatantes. C’est un joueur très social et avant tout ici pour l’aspect fun du jeu. Dans l’exemple de Rosewater, si un Timmy gagne trois parties sur dix, pour peu que ces trois victoires étaient impressionnantes et qu’il se soit amusé, alors il est satisfait. C’est un « power gamer ».
– le Johnny est là pour le challenge mental que représente un jeu. Chaque partie est pour lui un moyen d’expression. De la même manière que le Timmy, il préfère gagner peu mais avec style que l’inverse. Ce sont des profils de theorycrafter, toujours à la recherche de la faille dans le système, cherchant à gagner de manière originale. Pour faire une analogie, sur League of Legends, c’est celui qui cherchera à jouer les personnages les moins utilisés ou à prendre un personnage courant mais le builder de manière totalement non conventionnelle. Pourquoi ? Parce que le système de jeu le permet.
– le Spike est le joueur compétitif par excellence. Le jeu est quelque chose de sérieux, et Spike est là pour gagner. A l’inverse des autres profils, lui préférera gagner la quantité de ses victoires à la qualité de ses parties. C’est la personne qui jouera ce qui gagne, qui suivra le metagame plutôt que de chercher à le casser. Qu’importe si pour finir premier d’un tournoi quelconque il faut jouer cinquante parties avec le même personnage parce que c’est le meilleur, il le fera même si il trouve ça chiant. Le genre de joueur qui est au courant que statistiquement sur un pierre-feuille-ciseaux la feuille est le symbole d’ouverture le plus sûr, puisque les hommes ouvrent très souvent par pierre et les ciseaux sont le signe le moins utilisé.
Comme avec tout système de ce genre, il est possible de cumuler plusieurs catégories, et au fond la plupart des joueurs rentrent dans les trois avec un pourcentage dans chacune. Avec les années, cette classification a été pas mal enrichie, notamment avec l’adjonction de deux nouveaux profils, le Vorthos et le Melvin. Les premiers jouent pour l’histoire et la cohérence de l’univers d’un jeu, les seconds pour la beauté d’un système de règle, d’un gameplay.
Timmy et Johnny ont eu droit à leur propre carte dans les éditions parodiques Unglued et Unhinged. Il y a fort à parier que si une troisième édition de ce type voit le jour, on aura droit à notre Spike.
Au fond, aucun système n’est parfait, et on pourrait sans doute discuter des heures de l’utilité réelle d’une classification de ce genre. Ça me paraît pourtant évident, en comprenant pourquoi les joueurs jouent ainsi que ce qu’ils viennent y chercher, il est possible de sortir des produits plus adaptés. La faille principale de tout ça étant que pas mal de joueurs viennent chercher des choses différentes suivant le titre auquel ils jouent (quoiqu’au fond, même quand je joue à Singstar pour déconner en soirée, je cherche quand même à gagner…). Néanmoins ça me ferait plaisir un jour qu’au lieu d’entendre ou de lire « XXXX, un vrai jeu pour hardcore gamer » je puisse apercevoir quelque chose d’un peu plus pointu. Et pourquoi pas la mention « un jeu pour Johnny à tendance Explorer » ? A méditer…
Ortie